19 Novembre 2025 
L'art discret de se perdre
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Il existe dans notre époque un étrange mouvement de fond, discret mais inlassable, qui nous pousse à nous détourner de nous-mêmes. Peur de déplaire, peur d’être exilé des tribus virtuelles, peur de ne pas coïncider avec l’image que les autres attendent. Nous ne sommes plus jugés par la vérité d’une vie, mais par l’apparence d’une posture. Alors, nous renonçons. Renoncement silencieux, quasi-indolore, presque élégant. Nous l’appelons adaptation, souplesse, intelligence sociale. Il n’est pourtant qu’un mot pour dire cela : trahison. Renoncer à ce qu’on est pour être accepté par ceux qui ne comptent pas : voilà peut-être le péché moderne par excellence.
Jadis, l’homme se mesurait à Dieu, aux dieux, à la Nature, à la Raison. Aujourd’hui, il se mesure au regard anonyme, interchangeable et volatil d’un public qui ne retient jamais rien. La sanction est immédiate, mais l’attention est fugace : une société d’ombres juge une foule d’ombres. La trahison de soi commence par de petits gestes. On modifie une phrase, puis une opinion, puis une préférence. On s’excuse d’aimer ce qu’on aime, on minimise ce qui nous tient vraiment à cœur. On apprend le langage du troupeau, cet idiome pauvre mais efficace qui évite les aspérités du réel. On cultive la fadeur, croyant trouver la paix. On ne veut plus être quelqu’un : on veut être « comme tout le monde ». Cette banalité est une forme de mort lente, une euthanasie de l’âme par consentement.
Le système moderne aime les êtres lissés. Ils consomment sans questionner, adhèrent sans comprendre, s’indignent selon le planning imposé, applaudissent selon les signaux fournis. La singularité fait peur : elle se pense trop, elle trouble la mécanique. Alors on apprend aux individus que l’important n’est pas d’être vrai, mais d’être validé. L’estime de soi devient un produit d’importation que l’on obtient par l’approbation des autres. L’intériorité se délite au profit du reflet. Narcisse moderne ne contemple plus son visage dans une eau claire, mais dans un écran trouble, et il croit que ce miroir pixelisé dit la vérité de son être.
Nous avons confondu être accepté et être aimé. L’acceptation n’est pas un acte de reconnaissance : c’est une simple tolérance. On vous accepte comme on accepte qu’il pleuve un jeudi. Ce n’est ni pour ni contre : c’est un fait. L’amour, lui, exige une rencontre. Il suppose une densité, un ancrage, une épaisseur. Il demande d’être un sujet, pas une copie conforme. Or notre époque n’aime pas les sujets : elle préfère les profils.
Ainsi, trahir ce qu’on est n’apporte jamais la paix recherchée. C’est au contraire un poison lent, distillé à petites doses. À force de s’effacer, on disparaît. À force de vouloir être multiple, on devient interchangeable. la plus grande souffrance contemporaine ne vient pas d’un excès de narcissisme, comme on nous le répète, mais d’un déficit d’identité. Les individus ne sont pas trop pleins d’eux-mêmes ; ils sont au contraire vidés d’eux-mêmes, colonisés par les attentes des autres. On pourrait croire que cette trahison de soi est un nouveau phénomène. Elle ne l’est pas. Mais sa nature a changé. Les anciens savaient qu’il existait des tentations : le pouvoir, la richesse, l’orgueil. Aujourd’hui, la tentation est plus sournoise : c’est l’effacement. Ce n’est plus l’hubris, c’est la dilution. Non plus le « trop », mais le « plus rien ». On ne renonce à soi ni pour l’or ni pour la gloire, mais pour un peu d’attention algorithmique, pour le répit de ne pas être jugé, pour la tranquillité qu’offre le conformisme.
Ce renoncement a un prix : on devient dépendant. Comme les animaux apprivoisés, nous nous habituons à recevoir notre ration d’approbation quotidienne. Nous mesurons notre valeur à l’applaudimètre invisible du monde. Et dès qu’il se tait, la panique s’installe. Une servitude volontaire, disait La Boétie. Sauf que nous avons perfectionné la servitude au point de ne plus la voir.
Pourtant, il suffirait de presque rien pour s’en libérer : un geste d’insubordination intérieure. Dire non. Refuser de plier. S’autoriser à être un peu plus vrai, un peu plus rugueux, un peu plus incarné. Se souvenir qu’exister, c’est résister au courant, non se laisser porter par lui. Avoir une colonne vertébrale plutôt qu’une météo morale.
Il ne s’agit pas d’être héroïque : il s’agit d’être fidèle. Fidèle à cette petite voix que l’on étouffe par confort. Fidèle à ce mouvement intime qui nous indique la direction juste. Fidèle à la part la plus vivante de nous-mêmes. L’époque, dans son cynisme, a oublié une vérité simple : personne ne gagne jamais à devenir quelqu’un d’autre. On peut séduire, plaire, convaincre par le masque, mais on ne vit qu’à visage découvert.
L’enjeu n’est pas de retrouver une essence perdue, mais une exigence. Celle de se choisir soi-même, chaque jour, malgré les pressions, malgré les injonctions, malgré le bruit du monde. C’est cela, finalement, la forme contemporaine du courage : ne pas se renier pour être accepté par ceux qui ne compteront jamais.
Car il y a une hiérarchie des regards. Et le seul qui puisse vraiment nous juger, dans le calme des heures sincères, c’est celui que nous portons sur nous-mêmes.
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