Synesthésie — Carnet du sensible rassemble quarante textes courts, instantanés ou tendres, où l’on retrouve le goût du quotidien et la beauté de ce qu’on ne remarque plus.
Flore Santorini y écrit comme on photographie : pour retenir ce qui disparaît, pour écouter ce que le monde murmure dans les détails.
C’est un voyage à travers la beauté du monde et l’intimité du sentir — un territoire d’émotion.
Extrait
SON PAYS INTÉRIEUR
Ce que je ne saurai jamais de lui
Il est là, près de moi. Il marche à mes côtés depuis des années. Son souffle, je le reconnaîtrais entre mille. Sa main, je la trouverais dans le noir. Je connais la courbe de son épaule, les silences qu’il jette sur la table au petit déjeuner, la manière qu’il a de retenir un mot trop fort. J’ai traversé avec lui des nuits de détresse et des matins clairs. Et pourtant.
Il m’est un pays étranger.
Dans ces moments suspendus où je veillais sa nuque, le drap glissant de ses hanches vers ses reins, je croyais tout connaître de lui. La chaleur exacte de sa peau au creux de l’aine, les silences qu’il murmurait entre mes clavicules. Je le croyais à moi. Mais il est des terres qu’aucune caresse ne traverse. Des régions de l’âme que l’amour ne débusque pas. Et plus je l’aimais, plus cette idée-là me pénétrait doucement : je ne saurais jamais tout de lui.
J’ai compris. Tard. Que dans tout amour véritable, il y a un seuil qu’on ne franchit jamais. Un reste. Une opacité. Une nuit intérieure de l’autre dans laquelle on n’a pas le droit d’entrer. Et qui, sans doute, fait de lui ce qu’il est.
Il dormait à mes côtés, nu, vulnérable, la respiration paisible. J’aurais pu croire que je le connaissais. Son corps m’était familier, ses tics de langage, ses blessures d’enfance, ses enthousiasmes soudains. Mais il y avait dans son silence quelque chose d’étranger. Comme un territoire qui ne m’était pas destiné. Ce que je sais, c’est que cet homme a accepté de faire route avec moi. De porter mes doutes. De plonger avec moi dans l’inconnu de chaque jour. Je croyais le connaître. Parce que j’avais ramassé ses chaussettes et ses peines. Parce que j’avais dormi dans son odeur.
Je ne saurai jamais tout de lui. Et c’est cela, peut-être, qui m’a fait l’aimer plus fort.
Il me tenait après l’amour comme on serre contre soi un vêtement cher, qu’on plie sans l’abîmer. Sa tendresse n’était pas bavarde, mais elle avait cette densité palpable. Il avait l’élan juste. Ce n’était pas un homme lointain. Il était là, tout entier, à portée de ma peau. Mais je ne saurai jamais tout de ses pensées. Je ne saurai jamais tout de ses souvenirs. Il m’a raconté les morceaux choisis, les scènes polies, les blessures domestiquées. Je l’interrogeais à tâtons, à force de baisers. Et parfois, dans le repli de son ventre ou sous sa langue, une vérité m’échappait. Elle battait comme une aile, vive, insaisissable. Et je ne savais plus si c’était sa vie ou la mienne que je cherchais à déchiffrer.
Il y avait dans ses silences des gouffres. Il faut apprendre à vivre avec cela. Avec cette frontière invisible entre deux êtres. Même les plus aimants. Même les plus proches. Il faut renoncer à tout savoir, non par résignation, mais par respect. Car vouloir tout savoir de l’autre, c’est déjà ne plus l’aimer. C’est vouloir le disséquer, l’analyser, le réduire à soi. Ce que je ne saurai jamais de lui est peut-être ce qu’il a de plus précieux. Je ne saurai jamais les pactes secrets qu’il a passés avec la vie, ni les visages qu’il garde en lui, invisibles, vivants. Je sais que l’essentiel, toujours, échappe aux mots. Il ne dira pas toujours ce qui l’émeut.
Il ne fuyait rien, et pourtant il avait le pas du voyageur. Même dans la chambre, même entre mes cuisses, je sentais cette part de lui qui restait ailleurs. Je ne saurai jamais ce qu’il aurait été sans moi. S’il aurait été plus libre. Plus heureux. Ou plus vivant. Mais lui non plus ne saura jamais ce que j’aurais été sans lui. Et c’est cela, aussi, la grâce du couple : une ignorance partagée. Un mystère à deux. Ce que je ne saurai jamais de lui, ce n’est pas un manque. C’est un cadeau. C’est ce qui le rend désirable. Vivant. Car ce que je saurais totalement, je finirais par m’en lasser. L’amour ne se nourrit pas de réponses, mais d’élans. D’approches. De gestes vers l’autre. Il y a des femmes qui veulent tout savoir. Qui croient que l’amour se mesure à la transparence, à la fusion, à la disparition des secrets. Moi, j’ai compris que le plus grand amour, c’est celui qui laisse l’autre intact. Qui ne le déchire pas pour le mettre à nu. Mais qui le regarde avec confiance et tendresse. C’est cela qui me bouleverse : cette part d’inconnu au cœur même du quotidien. Ce mystère calme qui survit à toutes les habitudes, à toutes les lassitudes. Ce battement invisible sous les gestes. Ce qu’il emporte avec lui quand il sort, quand il pense, quand il rêve. Il m’a désappris l’attente, les questions en boucle, le besoin de tout savoir.
Il y avait dans cette part d’ombre quelque chose de beau, presque sacré. Ce que je ne savais pas de lui, ce qu’il ne me donnait pas, le rendait plus dense, plus réel. Il n’était pas un homme à conquérir. Il était une mer dont on ne touche jamais le fond, même après mille baignades. Je devinais mille choses qu’il ne disait pas. Mais deviner n’est pas connaître. Il y a dans chaque homme un silence qui ne se partage pas. Un jour, il est parti pour quelques jours. Il a laissé son parfum dans l’écharpe suspendue, ses chaussettes roulées au bord du lit. Et j’ai compris que je n’étais pas orpheline de lui, mais orpheline de ce que je ne saurais jamais. Car même lorsqu’il reviendrait, même s’il m’enlaçait encore, cette part manquante ne m’appartiendrait jamais.
Parfois, il m’arrive de l’observer sans qu’il le sache. Je me dis : voilà un homme que j’ai aimé. Que j’aime encore. Et dont je ne saurai jamais tout. Il porte en lui une forêt que je ne traverserai pas. Une chambre fermée dont je n’ai pas la clé. Une musique que je n’entendrai pas. Il me faut du courage, certains jours, pour ne pas céder à l’envie de comprendre, de mettre des mots, de demander encore. Il me faut choisir le silence, parfois, et y trouver ma juste place. Il me faut respirer dans l’énigme, aimer dans la brume, faire confiance au lien invisible qui nous unit. Car ce que je ne saurai jamais de lui, c’est aussi ce qui me tient en éveil. C’est ce qui me pousse à le regarder encore, chaque matin, comme un monde à découvrir. Ce que je ne saurai jamais de lui, c’est ce qui fait de lui un homme et non un objet d’amour à épuiser. Le couple n’est pas cette cage où deux cœurs se connaissent jusqu’à l’ennui.
Nous nous tenons la main, non pour nous posséder, mais pour nous accompagner. Il y a des choses qu’on ne saura jamais de ceux qu’on aime. Et c’est peut-être ce qui permet de continuer à les aimer, longtemps.