L’encre en cavale
Je suis née pour écrire, pas pour répondre aux mails. Quand j’étais enfant, je croyais que les adultes lisaient des romans et s’embrassaient sous les réverbères. Je les imaginais fumer des cigarettes longues et fines, écrire des lettres interminables, pleurer dans les salles de bain et rire dans les cuisines. Mais personne ne m’a prévenue que l’âge adulte serait surtout une affaire de notifications.
Il y a une chose qu’on ne dit jamais : la société préfère toujours une femme fonctionnelle à une femme inspirée. Il faut être productive, organisée, disponible, presque docile. La passion, oui, mais seulement le week-end, entre la lessive et le brunch. On me félicite parfois pour ma rapidité de traitement, comme si j’étais un logiciel. Mais personne ne me félicite pour ma manière de regarder la lumière sur un visage, pour mon obsession à capter ce qui tremble entre deux mots, pour ma façon de survivre sans perdre tout à fait le goût du sublime. Le monde ne mesure pas ça. Il mesure les délais de réponse. Il y a des jours où j’ai l’impression d’être une gardienne de phare assignée à résidence dans un bureau : les vagues cognent, les courants changent, la lumière tourne, et moi, je clique. La romance ne se mesure pas en délais de réponse. Les mails, ces petits billets administratifs, dégoulinants de politesse automatique, n’ont jamais vibré pour moi.
Chaque mail que j’envoie me donne l’impression de renoncer un peu plus à quelque chose de précieux : ma déraison poétique, mon insolence intérieure. On me demande de rassurer, de structurer. Je voudrais déranger, déplacer, réveiller. C’est peut-être pour cela que j’écris : parce que dans ce monde de bullet points, j’ai besoin de phrases qui débordent. Je ne me réfugie pas dans une cabane sibérienne, faute d’en avoir une, mais je construis des refuges dans la phrase. J’y range mes colères, mes émerveillements, mes contradictions, tout ce que l’existence ne sait plus accueillir. J’ai l’encre dans le sang. Je veux des phrases qui galopent. Je veux des adjectifs en trop, des verbes qui transpirent, des métaphores qui s’embrassent en pleine page. Je rêve de mots qui courent nus dans les couloirs.
Je veux me mêler à la vie comme on se mêle à une danse endiablée.
Je veux attraper la réalité par les chevilles et la forcer à tournoyer.
Je suis consciente que cette confession n’a rien de spectaculaire. Tout le monde se plaint des mails. Tout le monde rêve d’autre chose que d’une réunion à 14 h 30. Mais moi, ce n’est pas un rêve, c’est une condition de survie. Quand je n’écris pas, je fane. Quand je me plie trop longtemps aux codes, je me perds. Je connais des gens qui trouvent dans les mails une forme de prestige : plus ils en reçoivent, plus ils pensent compter. C’est leur manière d’exister. Moi, c’est l’inverse. Plus ma boîte est vide, plus je respire. L’absence de messages est un luxe, une clairière. Le silence numérique ressemble à ces matins de montagne où l’air, soudain, redevient vivant.
Aujourd’hui encore, quand je sens que tout vacille – les obligations, les attentes, les demandes absurdes –, je m’assois, j’ouvre un carnet, et je laisse les phrases s’échapper. Elles arrivent comme des enfants qui refusent d’aller se coucher : un peu trop bruyantes, un peu trop vivantes. Et dans ce chaos délicieux, je me retrouve. Les mails sont raides. Ils ne rient jamais. Ils n’aiment pas les métaphores qui débordent, ni les points d’exclamation enthousiastes. Ils préfèrent la sobriété, ils prônent l’ajustement, ils exigent la concision. Quelle tragédie pour quelqu’un comme moi, qui rêve de phrases longues comme des baisers d’été ! Je choisis de vivre en phrases plutôt qu’en notifications. De donner à mon âme une marge, un espace, une scène. Car mon âme n’aime pas être compacte : elle se déploie, elle ondule, elle veut de la place, de l’air, des envolées. Elle veut l’excès délicieux des choses sincères. Si je tarde à répondre, c’est que quelque chose de plus grand m’appelle : une phrase qui pousse dans ma poitrine, une émotion qui exige une scène, un souvenir qui réclame un crescendo. Je ne peux pas refuser ces éruptions-là. Elles me sculptent. Un mail n’a jamais sculpté personne. J’essaie de rester sérieuse, mais ma fantaisie me grimpe dessus comme un chaton ivre.
Il y a des jours où j’aimerais écrire un mail comme on écrit une déclaration d’amour.
Imagine un instant :
“Cher Monsieur, votre message m’a bouleversée. J’ai senti ma gorge se serrer à la lecture de votre demande de devis. Votre politesse m’a renversée. Je vous réponds en tremblant.”
Je crois que le devoir d’une femme, aujourd’hui, c’est aussi de défendre farouchement ce qui la rend vivante. Et moi, ce sont les mots, la photo, l’art…Une femme qui écrit, aujourd’hui, doit affronter un dernier écueil : on lui pardonne volontiers d’être débordée, jamais d’être indocile. Dès qu’elle revendique son droit à la solitude, à la lenteur, à la profondeur, on la soupçonne d’égoïsme. Comme si réfléchir était un caprice. Comme si rêver était un luxe. Comme si chercher le sens était un acte de rébellion. Je suis née pour écrire, pas pour répondre aux mails. Cette phrase pourrait passer pour une coquetterie d’intellectuelle, mais c’est mon orientation cardinale. L’écriture, chez moi, est une expansion. Une fête. Une façon de remettre du rouge à lèvres sur les jours gris. Une manière d’aimer la vie en la mettant en scène. Une manière de dire : “Encore !”. L’extravagance, elle, ne sait pas patienter.
Je suis née pour écrire.
Et j’entends bien m’y tenir — fougueusement, joyeusement, indocilement.
Débridée ? Absolument.
Délirante ? Glorieusement.
Je suis née pour écrire — c’est-à-dire pour vivre dans l’explosion perpétuelle d’une intimité qui refuse de se calmer. Je suis née pour rêver si fort que le réel doit reculer un peu pour me faire de la place.
Et tant pis pour les mails.
Qu’ils fassent la queue derrière mon imagination.